Mall à Accra, Ghana. source: sapropertynews.com
Mall à Accra, Ghana. Source: sapropertynews.com

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À l’indépendance, de nombreux pays africains connaissent une période de prospérité et de croissance, du fait des cours très favorables de certaines matières premières agricoles. Prenons l’exemple de la Côte d’Ivoire.

Le « miracle » ivoirien : salariat et institutions

Avec une croissance de 6,8 % en moyenne entre 1960 et 1975, on parle alors pour la Côte d’Ivoire de « miracle économique ». Par ailleurs, le président de l’époque, Félix Houphouët-Boigny développe une stratégie de développement national « autocentré » qui le conduit entre autres à favoriser le développement des institutions ivoiriennes. Ainsi, par exemple, au début des années 1980, plus de la moitié du budget ivoirien est consacrée à l’éducation.

Les classes moyennes africaines de l’époque ressemblent paradoxalement bien plus aux classes moyennes occidentales que celles du XXIème siècle. Comme en Occident, elles sont majoritairement salariées, et très souvent dans le secteur public, alors très développé. De ce fait, elles partagent – plus qu’elles ne le font actuellement – une culture commune, basée sur l’écrit, le français ou l’école. Par ailleurs, elles ont toutes les raisons de croire en l’État, qui leur a fourni l’éducation et bien souvent un emploi et dont le projet politique (« l’ivoirisation » et le développement national) les a favorisées. Ce sont donc essentiellement des classes moyennes formelles auxquelles nous avons affaire dans les années 1970 et au début des années 1980.

Or ces classes moyennes n’ont rien à voir avec les classes moyennes africaines actuelles. Dans les années 1980 et 1990, les institutions ivoiriennes – comme celles de nombreux autres pays africains – ont été laminées par les Plans d’ajustement structurels de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Les classes moyennes de fonctionnaires ont donc largement disparu ou se sont dramatiquement appauvries. Plus personne ne parle de classes moyennes dans les années 1990. Toute l’énergie des institutions et des ONG est alors centrée sur les pauvres ou sur la « société civile » dans le but de mettre en place une « bonne gouvernance », élégant terme de novlangue pour enjoindre les Africains à faire fonctionner leurs institutions sans argent et sans moyens humains.

Classes moyennes par l’État, classes moyennes contre l’État

Pourquoi ces classes moyennes des années 1960 et 1970 doivent-elles nous faire réfléchir sur les classes moyennes actuelles ? D’abord, parce qu’elles offrent un contraste fort : les classes moyennes actuelles sont rarement formelles en Afrique. Nombre d’Africains créent leur propre emploi ou sont employés dans des activités informelles. Sans contrat ou assurance, ils ont certes une certaine sécurité dans leurs conditions de vie (ils peuvent se nourrir et se loger) mais pas forcément de stabilité puisque leur situation est bien souvent précaire. Par ailleurs, dans beaucoup de pays d’Afrique, un emploi formel, salarié, n’est pas suffisant pour assurer les besoins d’un ménage et doit être « complété » par une activité informelle. Ainsi, par exemple, des salariés ghanéens utilisent leurs économies pour acheter des motos-taxis et compléter leurs revenus en les conduisant quelques heures par jour ou le week-end. Il est intéressant de noter que, au Ghana, les motos-taxis sont interdites. L’activité est donc illégale, mais très rentable du fait des importants embouteillages que connaît la ville.

Toutes ces classes moyennes, dont les activités sont tout ou partie informelles, ont un rapport ambigu à l’État : rapport positif quand il garantit la paix, mais rapport de défiance quand leurs activités sont informelles voire illégales, comme dans le cas des motos-taxis ghanéens. Ces classes moyennes tentent donc de profiter de l’État tout en préservant leur autonomie vis-à-vis de lui car, historiquement, les États africains n’ont pas toujours – et de loin – été fiables. Ce rapport de défiance est renforcé par le fait que les « anciennes » classes moyennes des années 1960 et 1970 sont toujours en vie et ont vu les États s’effondrer et les contraindre à des situations très précaires. Sur le plan politique, la variété des classes moyennes actuelles (fonctionnaires, salariés du privé, informels, mixtes) est une donnée essentielle : il est très difficile de créer une dynamique unifiée entre tous ces groupes, qui n’ont rien d’autre en commun qu’un revenu donné. Par ailleurs, alors que les « évolués » coloniaux ou les classes moyennes des Indépendances étaient fortement liés aux institutions, qui avaient permis leur émergence, actuellement ces personnes appartiennent précisément aux classes moyennes parce que les États ont des capacités de régulation encore très faibles et ne peuvent pas contrôler et limiter efficacement les activités informelles. Ces groupes n’ont donc pas intérêt à voir les États se renforcer puisqu’ils profitent de cet état de faiblesse.

Une nébuleuse de comportements

Sur le plan économique, cette variété des statuts empêche également l’émergence de grandes tendances de consommation unifiées qui permettraient de créer une identité, un référent commun, à des classes moyennes qui, pour l’instant, ne se reconnaissent pas comme un groupe tant leurs disparités sont grandes. Ainsi, par exemple, le simple fait de ne pas être salarié modifie les manières de consommer : une vendeuse informelle ira faire ses courses au jour le jour – et en petites quantités – en fonction de ses gains quotidiens. Pas question ici de « faire des stocks » ou d’acheter en plus grandes quantités pour diminuer le coût d’un achat puisque les revenus ne s’y prêtent pas. Cette habitude d’acheter au jour le jour se retrouve également au sein des classes moyennes salariées. Elle peut alors être un signe culturel (nombre de gastronomies africaines favorisent les produits frais) mais aussi structurel (s’il est difficile de compter sur la distribution électrique, l’usage d’un réfrigérateur est alors aléatoire et il est préférable d’acheter au jour le jour).

Du consommateur à l’acteur politique ?

En Afrique, les classes moyennes actuelles, si elles se multiplient très rapidement et selon des modalités originales, « n’émergent » pas mais « ré-émergent ». Or, l’histoire a son poids en Afrique comme ailleurs.

Le vocable a déjà été utilisé, pour définir et comprendre, pour contrôler aussi, des groupes dont la puissance (culturelle ou économique) était une opportunité mais aussi une menace. De fait, ce potentiel fascine pour l’instant, mais le renforcement et l’accroissement des classes moyennes pourraient à terme inquiéter investisseurs et politiques : tant que les classes moyennes restent un groupe économique capable de consommer, elles sont désirables ; mais si elles deviennent un groupe plus structuré politiquement, avec une capacité de revendications et de remise en cause des États et des institutions, elles deviendront sans doute plus inquiétantes pour les milieux économiques.

Paradoxalement, ce sont les pratiques commerciales et publicitaires qui pourraient renforcer l’unité politique et sociologique des classes moyennes : les annonceurs tentent de catégoriser au mieux les groupes de consommateurs, de les identifier et de leur présenter des modes de consommation adaptés. Ce faisant, ils proposent une identité sociale à un groupe qui n’était qu’économique et ne s’identifiait pas forcément comme classe moyenne. Parler des classes moyennes, dans le commerce ou même dans la recherche sociologique et politique, a donc un effet performatif : nommer, c’est bien donner une identité, que les intéressés s’approprient, qu’ils peuvent, en retour, critiquer et modifier, et qui pourrait, à terme se retourner contre les instances mêmes qui ont créé la catégorie.

 Hélène Quénot-Suarez

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