
La décolonisation britannique du Zimbabwe a été, du point de vue foncier, très difficilement négociée. Dans ce pays ayant connu un système similaire à l’apartheid, le partage territorial était favorable aux Blancs qui possédaient la plupart des exploitations agricoles (plus de 15 millions d’hectares de terres détenues par environ 3 % de la population) quand 70 % de la population noire était concentrée dans des zones territoriales communautaires appelées les Tribal Trust Lands.
C’est avec le gouvernement de Ian Smith (Premier ministre de Rhodésie du Sud, ancien Zimbabwe, de 1964 à 1979) que la concentration des meilleures terres entre les mains des Blancs s’intensifie, notamment avec une législation de plus en plus restrictive pour les Noirs africains (Land Tenure Act de 1969, Land Tenure Amendment Act de 1977 et les Tribal Trust Lands Act de 1979). Ces lois visaient entre autres à renforcer la division des terres en circonscrivant les différentes parties du territoire dans lesquelles pouvait vivre chaque « race ».
Comme le montre la première carte ci-dessous, indiquant la répartition des terres en 1969, le plateau central du territoire est uniquement réservé aux Blancs : c’est là que la plupart des fermes commerciales se trouvent, dans un espace où les conditions agro-écologiques sont favorables à une agriculture diversifiée, ainsi que le montre la seconde carte. Plus tard, au moment de l’indépendance de 1980, 42 % des terres sèches et peu fertiles sont possédées par des Noirs africains, quand 51 % des terres les plus fertiles et bénéficiant des meilleures infrastructures sont attribuées aux Blancs.


La lutte pour l’appropriation de la terre devient prégnante dès l’indépendance. Celle-ci est perçue comme la troisième étape de la Chimurenga, la lutte nationale zimbabwéenne, après les résistances anticoloniales et le mouvement de libération pré-indépendance.
Robert Mugabe devient le premier président noir de ce pays à l’indépendance en 1988. Malgré une claire volonté de réhabilitation des citoyens noirs après le système juridique de domination blanche, ce n’est que lentement qu’il promulgue des réformes foncières de préférence indigène.
Au moment de l’indépendance, Mugabe avait en effet respecté les clauses de l’accord de Lancaster House signé en 1979 avec le Royaume-Uni stipulant que, jusque dix ans après l’indépendance, l’État du Zimbabwe devait racheter les fermes des Blancs au prix du marché, sur le modèle du willing-seller/willing-buyer.
À l’aube des années 2000 et dans une logique de relégitimation politique, une réforme agraire de grande ampleur est lancée et bouleverse le statu quo qui prévalait pendant toutes les années 1980 et 1990. Elle privilégie l’accession au foncier sur critère racial, des fermiers blancs se voyant en effet retirer la propriété de leurs exploitations commerciales ou de leurs fermes.
Cette réforme est un des axes de la politique d’indigénisation, qui vise à favoriser les citoyens noirs africains. Celle-ci ne touche d’ailleurs pas uniquement le secteur foncier. En 2007, le Zimbabwe ratifie une nouvelle loi sur l’indigénisation qui stipule que les entreprises appartenant à des étrangers et valant au moins un demi-million de dollars (américains) doivent céder gratuitement 51 % de leur capital à des investisseurs « locaux ».
Il s’agit donc de se pencher sur la définition de cette indigénisation généralisée à tous les secteurs économiques, en partant de l’angle du foncier. En quoi participe-t-elle à la construction du pouvoir au Zimbabwe, de même qu’à sa légitimation ?
Repères
Lancaster House agreement | 1979 | Modèle willing seller – willing buyer |
Land acquisition act (Land Reform and Resettlement Programme Phase I) |
1992 | Suppression de la clause du willing seller-willing buyer, plus de clause restrictive au rachat compulsif des terres par l’État |
Land Reform and Resettlement Programme Phase II | 1998 | Accélération de la redistribution des terres |
Referendum sur la nouvelle Constitution | 2000 | Si la Constitution avait été approuvée, le gouvernement aurait pu acheter les terres qu’il souhaite sans dispenser aucune compensation. |
Loi d’indigénisation | 2007 | Les entreprises étrangères implantées au Zimbabwe doivent céder 51 % de leurs actifs à des citoyens zimbabwéens noirs. |
La politisation des populations par la terre
La loi relative à l’indigénisation foncière de 2000, bien que faisant partie d’une idéologie de préférence indigène prônée depuis l’indépendance, n’est pas allée de soi.
Celle-ci était empêchée au départ par la continuelle mainmise des citoyens zimbabwéens blancs sur le domaine de l’agriculture. En effet, après les premières élections législatives du nouveau Zimbabwe en 1985, 20 sièges sur 100 étaient réservés à la minorité blanche. 15 sont allés au parti de Ian Smith, le Front Républicain, qui a récupéré le portefeuille de l’agriculture. Ainsi les Blancs, détenteurs de plus de 70 % des terres fertiles du pays, ont-ils pu s’assurer du respect de l’accord Lancaster House grâce à des relais puissants au sein de la représentation nationale et du gouvernement.
Or, les enjeux fonciers sont au cœur de la politisation des Zimbabwéens, particulièrement en zone rurale. Cela n’est pas un phénomène récent dans la mesure où même les principaux acteurs de la guerre de libération des années 1970 ont mis les enjeux fonciers au cœur de leurs revendications. C’est au travers de la nécessité de recrutement dans les guérillas du mouvement de libération que les revendications foncières se sont imposées. Ceci s’explique par le poids symbolique et social de la terre pour les citoyens noirs zimbabwéens. Ce qui est considéré comme la deuxième étape de la Chimurenga, le mouvement de la libération, s’est ainsi articulé en partie autour de la reprise des terres spoliées au moment de la colonisation. Ainsi les nombreuses recrues des zones agricoles ont-elles pu politiser leurs aspirations.
La 3ème étape de la Chimurenga, elle, se fonde sur la redistribution des terres après la prise du pouvoir. Si pendant la période du Lancaster House, le ZANU PF (parti de Mugabe créé en 1963 et acteur majeur de la guerre de libération) justifie une redistribution minimale des terres par la récente accession au pouvoir, les périodes qui suivent mettent inégalement en place la réforme agraire promise pendant la guerre de libération.

Au moment de l’expiration du Lancaster House (début des années 1990), le Land Acquisition Act est promulgué. Fondé sur une politique de racialisation, il a progressivement visé l’expropriation des Blancs sans indemnisation au prix du marché (l’État pouvait légalement racheter les fermes à des prix dérisoires), si bien que les bailleurs internationaux ont arrêté de subventionner le pays lors de la mise en place de cette mesure, ce qui a contribué à le plonger dans une grave crise économique et à alimenter une forme de désillusion des citoyens vis-à-vis des compétences de leur gouvernement.
C’est finalement à la fin des années 1990 que l’on voit ressurgir une mobilisation « par le bas » via le foncier. Si une intensive politique de redistribution est réinitiée à ce moment, c’est sous la pression des citoyens noirs, et notamment par l’occupation des terres par les paysans et les vétérans de la guerre de libération dès 1998, mobilisés suite au gel de leurs pensions. On assiste donc à une résurgence de la mobilisation populaire par l’investissement de la terre.
L’émergence avortée du pacte social : inscription du foncier dans un régime autoritaire
Mais quel lien entre paysannerie et structure étatique cette stratégie foncière a-t-elle engendré ?
À la différence des réformes agraires de plusieurs pays d’Amérique latine, le foncier n’a pas fait la jonction entre les populations paysannes et l’État au Zimbabwe, empêchant l’établissement d’une forme de « pacte social » comme dans l’exemple du Mexique au début du XXe siècle. Dans le cas américain, les communautés paysannes se sont intégrées à la structure de l’État-Nation par la mise en place d’une relation directe et verticale entre l’État et les communautés paysannes, grâce à une consultation régulière des petites structures paysannes. Ceci a été permis par des politiques foncières de même que par un développement local découlant de l’institutionnalisation de cette relation. Au Mexique, l’ejido (propriété collective attribuée aux paysans) s’est développé comme une structure capable de relayer les revendications des paysans et de promouvoir les programmes de développement étatiques. Au Zimbabwe, de telles structures n’existaient pas avant l’indépendance et n’ont pas été impulsées par l’État. Une telle institutionnalisation et une telle adhésion à l’État n’ont donc pu avoir lieu.
Finalement, la stratégie foncière de Mugabe s’est avant tout imposée comme une ressource de patronage politique, facilitant l’accès des terres, l’accumulation des richesses et de l’influence pour les partisans du pouvoir, depuis l’indépendance jusqu’à la période actuelle. La logique de redistribution foncière du Lancaster House le montre dès le départ. En effet, elle a avant tout concerné les bastions des supporters du ZANU PF situés au Nord, comme le Mashonaland, au détriment des populations Ndébélés vivant principalement dans le Matabeland et les Midlands, bastions du rival de Mugabe, Joshua Nkomo.
En outre, avec la redistribution des terres défavorable à certaines communautés comme les Ndébélés, Mugabe les désigne de fait comme des adversaires à la construction nationale que seul le ZANU PF, soutenu à l’indépendance par la majorité de la population, est sensé pouvoir porter. La redistribution des terres marque donc l’autoritarisme du régime en même temps qu’il l’assimile à la construction nationale, participant à la légitimation du pouvoir.
Le rapport à l’État des populations non partisanes, et particulièrement les populations paysannes pour notre analyse, se construit alors dans la méfiance, voire la défiance, lorsque le pouvoir lui laisse un espace pour s’exprimer. Ceci a été particulièrement visible en 2000, lors d’un référendum sur la modification de la Constitution, concernant une nouvelle fois la réforme agraire. 55 % de la population avait rejeté l’amendement visant l’expropriation systématique des fermiers blancs, désavouant la politique d’indigénisation que souhaitait intensifier leur gouvernement.
Le développement national au second plan
Finalement, l’indigénisation ne servirait pas tant à « remédier aux ravages de la colonisation » et à privilégier la population noire africaine qu’à fidéliser les partisans et constituer une élite loyale au ZANU PF partout sur le territoire zimbabwéen. Et la population n’est pas dupe.
Ce clientélisme politique est une composante essentielle de l’État néo-patrimonial qui l’établit comme un moyen de rester au pouvoir. L’indigénisation en est l’un des grands axes au Zimbabwe, en maintenant les mêmes personnes dans les plus hautes sphères de l’État. Dans un même temps, l’indigénisation participe aussi d’une construction autoritaire du pouvoir, à la fois en zone rurale mais aussi dans tous les autres secteurs, particulièrement publics avec par exemple l’épuration de la police, des entraves à la liberté de la presse ou au bon fonctionnement de la justice.
Aussi, entre 2000 et 2002, dès la promulgation des amendements visant à exproprier les Blancs, les partisans du pouvoir se sont rués sur les terres et les ont accaparés pour 95 % d’entre elles. Cette course au foncier s’est produite au détriment des travailleurs les plus pauvres puisque la redistribution n’aurait en effet concerné que 10 % d’entre eux, ne permettant pas une réelle dynamique de développement appuyée sur le foncier qui endiguerait la pauvreté.

Ces réformes agraires, puisqu’elles ne sont pas conçues dans une optique de développement national, ont des conséquences considérables sur l’économie. Ainsi, les petits agriculteurs ayant acquis, malgré la mainmise des partisans, des terres depuis la réforme de 2000 n’étaient ni prêts à une agriculture commerciale, ni intégrés dans une réforme agraire conçue pour soutenir leur travail. Les fermes anciennement dirigées par les Blancs n’ont pu être correctement réappropriées par les exploitants noirs. En effet, d’une part, les structures soutenues par l’État comme les coopératives agricoles étaient peu productives et dégradaient l’environnement, et d’autre part, les fermiers individuels étaient insuffisamment accompagnés par l’État (pas de distribution d’engrais ou autres intrants, pas de démarcation des terres).
Cette loi de 2000 a donceu des effets catastrophiques sur l’économie nationale : en 2003, la fuite de capitaux entraînée par l’expropriation des fermiers blancs a été considérable (la plupart d’entre eux se sont d’ailleurs exilés en Australie et en Nouvelle-Zélande ou dans d’autres pays d’Afrique comme la Zambie, le Mozambique, ou même le Nigeria). La production agricole des exploitations commerciales dirigées par des Blancs représentait en effet 40 % des recettes d’exportation du pays avant la réforme. Et, par exemple, les recettes de l’industrie du tabac sont pour elles seules tombées de 400 millions de dollars américains à 105 millions entre 2000 et 2003.
Comme le souligne Daniel Compagnon, l’enjeu serait de stabiliser le monde rural en régulant l’accaparement des terres par les élites (pro Mugabe) et en légalisant les titres de propriété, ce qui permettrait une reprise de la production. L’enjeu serait aussi d’encadrer juridiquement certaines pratiques, comme l’orpaillage qui, mieux organisé, serait un véritable atout pour le Zimbabwe. Or, cela ne semble pas fonctionnel au regard du recours cyclique au foncier par Mugabe lors des élections stratégiques, et du marqueur politique et national qu’est l’indigénisation dans son régime.
Ainsi la réforme agraire et l’indigénisation ne doivent-ils pas se comprendre dans une perspective de développement national, mais surtout dans une stratégie de construction et de maintien du pouvoir qui se déploie selon une rhétorique de libération (la réforme agraire comme la troisième et dernière étape de la Chimurenga), d’assise des élites et d’instrumentalisation des tensions raciales. La remise en cause de ce discours viendrait bousculer la manière actuelle d’exercer le pouvoir au Zimbabwe – qui se perpétue malgré tout, en témoigne la réélection de Mugabe à la tête de l’État en 2013.
Mélanie Vion
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