Depuis 2008, l’Afrique du Sud connaît d’importantes et fréquentes coupures d’électricité. La situation de la compagnie nationale Eskom est dramatique, les réserves quasi-nulles et les perspectives d’amélioration très incertaines à court terme. Sylvy Jaglin et Alain Dubresson, tous deux géographes, tentent de comprendre dans cet ouvrage les raisons du « naufrage » d’Eskom, premier producteur africain d’électricité et 11e entreprise mondiale en capacité.
Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2015) Hélène Quenot-suarez y propose une analyse de l’ouvrage Eskom. Electricité et pouvoir en Afrique du Sud de Sylvy Jaglin et Alain Dubresson (Editions Karthala, Paris, 2015, 228 pages).
Les deux auteurs nous livrent une analyse fouillée et convaincante qui s’articule autour du concept de « technopolitique » – utilisation stratégique de la technique pour mettre en place des projets politiques –, et convoquent utilement les outils de la science politique tels que l’analyse des institutions et le néopatrimonialisme.
Leur hypothèse est que la crise que traversent Eskom et l’Afrique du Sud est d’abord une crise des relations entre institutions, et pose le problème de la redéfinition du statut et du rôle d’Eskom.
Les auteurs montrent que l’entreprise créée en 1923 fut d’abord un élément clé du renforcement du pouvoir afrikaner à travers le développement des mines. Ces liens organiques avec l’État ont perduré après la fin de l’apartheid. Le gouvernement ANC a, lui, utilisé Eskom comme un élément de Black Economic Epowerment (BEE), en y nommant des cadres noirs et en utilisant de petits fournisseurs de charbon, noirs eux aussi. On comprend mieux alors les hésitations des réformes, réduites à « gérer l’incertitude » et à « piloter à vue » pour ne pas mettre en péril les dynamiques néopatrimoniales à l’œuvre.
Par ailleurs, le charbon tient une place stratégique dans la structuration du système technopolitique. C’est lui qui a historiquement permis à l’Afrique du Sud de produire l’électricité la moins chère du monde pendant des décennies. Pourtant, alors que le pays est le 7e producteur mondial de charbon, Eskom peine à s’approvisionner : le BEE a favorisé de petits opérateurs noirs, mais ils sont moins réguliers que les plus gros, et le charbon est de moins bonne qualité. Par ailleurs, l’entreprise nationale est concurrencée par les Chinois et les Indiens, gros consommateurs, capables d’acheter le charbon sud-africain trois fois plus cher qu’elle. C’est aussi parce que 85 % de la production reste liée au charbon que les prix augmentent et qu’Eskom a été marginalisée dans l’actuelle course au mix énergétique.
Décrédibilisée sur son territoire mais aussi sur le continent africain, Eskom tente donc la quadrature du cercle entre des nécessités techniques complexes, une population exigeante et fatiguée de voir les tarifs augmenter annuellement de 25 %, et un gouvernement pour qui elle reste une ressource politique de premier ordre.
Cet ouvrage exigeant est d’une grande utilité méthodologique : les outils convoqués sont variés et transdisciplinaires. Il permet par ailleurs de dépasser l’opposition trop habituelle entre technique et politique pour comprendre leurs liens organiques. On comprend alors mieux pourquoi des réformes ou des projets dits « techniques » peuvent échouer. En cela, l’analyse proposée ici par les deux auteurs a une portée bien supérieure à la simple description des difficultés d’une entreprise de délivrance de services. Elle invite à questionner le politique dans ce qu’il a de plus concret : ses ressources et ses conséquences sur la vie quotidienne des citoyens.
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