Selon le rapport de la Commission nationale pour le dialogue inter-burundais (CNDI) de mai 2017, l’accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi pourrait connaître prochainement son épilogue.  Ce rapport indique que la majorité de la population appelle à la révision de la Constitution, après une première tentative ratée en 2014. Dans un contexte de crise politique, le gouvernement a nommé une commission le 12 mai 2017, chargée de proposer un projet de Constitution sur la base du rapport de la CNDI. Tandis que l’opposition a fait de la défense de l’accord d’Arusha son cheval de bataille.

Le régime d’Arusha : une démocratie consociative pour pacifier une société divisée

Avant l’accord d’Arusha en 2000, l’histoire burundaise a été rythmée par des violences interethniques massives entre Hutus et Tutsis comme par exemple après l’assassinat du président hutu, Melchior Ndadaye, par une armée à dominante tutsie en 1993. Si l’accord d’Arusha n’a pas mis fin à la guerre, il a posé les fondations du régime démocratique post-conflit et a fini par faire consensus au niveau des élites, de la société et des groupes armés.

Il a ensuite été transféré en droit interne avec la nouvelle Constitution de 2005, qui s’inspirait largement de l’accord. Le régime défini par la Constitution de 2005 s’apparente à une démocratie consociative ou une démocratie de consensus.

L’accord introduit une dose de contre-pouvoirs en faveur de la minorité tutsie, pour compenser l’impossibilité d’une alternance ethnique au pouvoir. A cette fin, des dispositions instaurent des quotas ethniques afin de  garantir la participation des Tutsis dans les corps de l’État. L’article 180 de la Constitution stipule ainsi que la composition du Sénat doit refléter une parité parfaite entre Hutus et Tutsis.

Bicaméralisme fort et partage du pouvoir exécutif

À l’Assemblée nationale, les députés ne peuvent délibérer que si les deux tiers des députés sont présents, et les lois, résolutions, décisions et recommandations importantes, sont votées à la majorité des deux tiers, sans que cette majorité puisse être inférieure à la majorité absolue des membres de l’assemblée (art. 175). Cette majorité est portée à 4/5 lorsqu’il s’agit de la révision de la Constitution. Ces mesures instaurent de facto un droit de veto afin que la minorité ne soit pas marginalisée lorsque des intérêts vitaux sont en jeu. Quant au Sénat, il contrôle le respect des quotas ethniques au sein des corps de sécurité et les nominations aux hautes fonctions de l’État (art. 187).

La constitution burundaise prévoit un bicéphalisme à la tête du gouvernement, avec l’existence de deux vice-présidents de la République nommés par le président, en tenant compte « du caractère prédominant de leur appartenance ethnique » (art. 124). Dans le même esprit, la composition du gouvernement obéit à la règle générale de partage des postes, 60 % pour les Hutus et 40 % pour les Tutsis, dont au moins 30% sont des femmes. Et les partis ayant obtenu 5 % de voix aux élections législatives ont le droit de participer au gouvernement s’ils le désirent (art 129).

Equilibre ethnique dans l’armée et la police

Par rapport au concept de démocratie consociative, l’accord d’Arusha a introduit une donne supplémentaire en prenant en considération le secteur de la sécurité. En raison de la longue histoire de pouvoir militaire au Burundi et du putsch de l’armée tutsie de 1993, il a été convenu que « pendant une période à déterminer par le Sénat, les Corps de défense et de sécurité ne comptent pas plus de 50 % de membres appartenant à un groupe ethnique particulier, compte tenu de la nécessité d’assurer l’équilibre ethnique et de prévenir les actes de génocide et les coups d’État » (art. 257).

La révision constitutionnelle : les tentatives d’hier et éventualités pour demain

Selon le communiqué de la CNDI, « la majorité des Burundais consultés ont en commun la volonté de supprimer les limites de mandats présidentiels ». Ce rapport laisse présager qu’un nombre important de dispositions constitutionnelles risque d’être amendé. Après l’échec cuisant de 2014, le régime a alors laissé entendre qu’il « passerait par d’autres voies pour faire adopter le texte ».

Effacer la référence à l’accord dans le visa de la Constitution et abroger la limitation du nombre de mandats présidentiels

L’accord d’Arusha est mentionné dans le visa de la Constitution en référence au texte fondateur à partir duquel la Constitution a été élaborée. Pour l’opposition, ce visa constitue une protection contre la tentation de révision de la Constitution dans un sens contraire à l’accord d’Arusha. Mais en 2014, le gouvernement entendait justement supprimer cette référence.

Le projet d’amendement de 2014 visait aussi à enlever deux dispositions portant sur la limitation à deux mandats présidentiels (art. 302 et 303). Le parlement l’a rejeté mais, en 2015, la Cour constitutionnelle a avalisé la nouvelle candidature du président pour un troisième mandat. Dans son arrêt, elle a jugé qu’il y avait un « flou entretenu dans l’article 302 » pour ouvrir la voie à un troisième mandat. Depuis lors, le compteur a été remis à deux mandats, et l’article 96 interdit au président actuel de se représenter de nouveau en 2020. La limitation à deux mandats présidentiels est également mentionnée dans l’accord d’Arusha.

Supprimer le pouvoir de veto pour le vote des lois

Les majorités fortes instituées pour le vote de lois et la prise de certaines décisions importantes constituent avec les quotas de partage ethnique de postes, les deux principales originalités de l’accord d’Arusha. Ce dispositif permet de prévenir tout risque qu’un groupe minoritaire soit exclu de facto dans les processus législatifs et décisionnels. Mais dans l’exposé des motifs de la tentative de révision constitutionnelle, le gouvernement expliquait vouloir diriger sans blocage et appliquer son programme politique en toute légitimité et légalité.  Il proposait de passer de 2/3 à la majorité absolue des députés présents ou représentés pour le vote de lois ordinaires, et de 4/5 à 3/5 pour le vote des lois organiques à l’Assemblée nationale (art. 175).

Abolir le contrôle du Sénat sur les équilibres ethniques et régionaux

Pour s’assurer qu’aucun groupe ou région ne soit exclu, la Constitution confie au Sénat un rôle de contrôle de la représentativité ethnique et de genre dans toutes les structures et institutions de l’État, de l’administration et des corps de défense et de sécurité (art. 187). De surcroît, le président de la République est obligé de lui soumettre préalablement ses projets de décrets et de nominations aux fonctions importantes, civiles et militaires, pour approbation. Le gouvernement voulait s’affranchir de cette obligation en 2014.

Le gouvernement a expliqué qu’il voulait éviter que le nombre croissant d’anciens présidents ne fausse à la longue les équilibres ethniques. Il faut rappeler que c’est la règle de parité qui est appliquée dans la composition ethnique au Sénat. Ainsi, les anciens présidents deviennent d’office sénateurs et participent à part entière aux délibérations et aux votes des lois. Il faut également préciser que le Sénat ne compte aucun ancien chef d’État du CNDD-FDD.

Déconstruire les règles ethniques et politiques de partage et d’inclusivité du pouvoir exécutif

Aucun amendement sur les quotas ethniques n’avait été évoqué en 2014. On pouvait constater cependant deux changements importants à la tête de l’exécutif, et dans la composition du gouvernement. La Constitution prévoit deux postes de vice-présidents, tous deux devant être d’ethnies et de partis différents (art. 139), le premier pour les questions politiques et le second pour les questions sociales et économiques. Le pouvoir entendait supprimer les deux vice-présidents pour les remplacer par un seul premier ministre. L’opposition y était également favorable, à la condition que la primature revienne à la composante ethnique différente de celle du président. Or la pratique des dix dernières années a montré que le vice-président est coopté par le chef de l’État pour sa docilité.

Lors de la tentative de révision constitutionnelle, le paragraphe 2 de l’article 129, introduisant une obligation d’inclusivité au gouvernement, avait totalement disparu. En définitive, le projet de changement constitutionnel de 2014 visait principalement à dégager le régime majoritaire de l’obligation de tenir compte de l’avis de la minorité sans toutefois modifier les quotas ethniques. En effet, ces derniers sont perçus à tort ou à raison comme le centre de l’accord d’Arusha.

Motifs avancés pour justifier la révision

Les justifications de la révision constitutionnelle avancées par les dignitaires du CNDD-FDD sont les mêmes depuis 2013 et sont particulièrement faibles. L’ultime argument du CNDD-FDD est que l’accord d’Arusha aurait atteint son but : instaurer la paix et la démocratie au Burundi. Or, la crise du troisième mandat du président Nkurunziza et les violences qui l’accompagnent ne plaident pas en faveur de cette thèse.

Depuis sa victoire aux élections de 2005, le CNDD-FDD a répété que son incapacité à répondre aux besoins et attentes de la population était liée aux contraintes de l’accord d’Arusha. Pour les dirigeants du CNDD-FDD, l’enjeu de la révision constitutionnelle est de tourner officiellement la page du système de pouvoir partagé, instauré par l’accord d’Arusha. Reste à savoir comment ils envisagent de tourner cette page.

Si en droit rien n’a changé, la pratique politique s’est considérablement éloignée de l’accord d’Arusha au cours des dernières années. Le délitement de l’accord a eu lieu en coulisses en trois phases qui correspondent à chacun des trois mandats exercés depuis 2005.

Du pouvoir partagé à la capture du Parlement

Lors de son accession au pouvoir après les élections post-transition de 2005, le CNDD-FDD n’arrive pas en parti dominant puisqu’il lui manque 14 sièges pour avoir la majorité requise des deux tiers et ainsi faire passer les lois qu’il souhaite. Cependant, le CNDD-FDD a voulu prendre le contrôle total du Parlement en s’appropriant les 18 postes de présidents, vice-présidents et secrétaires des commissions parlementaires.

 Il a été encore plus loin en fomentant l’arrestation et l’emprisonnement des figures emblématiques de l’opposition, dont l’ancien président de la République Domitien Ndayizeye (hutu) et son ancien vice-président, Alphonse Kadege de l’UPRONA (tutsi), provoquant une levée de boucliers dans la société civile et les médias et l’hostilité des autres partis. Le parti présidentiel s’est rapidement trouvé incapable de s’imposer pleinement en raison de divisions internes entre le groupe des généraux et le secrétaire général du mouvement, Hussein Radjabu.

De la capture des institutions démocratiques à l’hégémonie d’un parti unique

La phase de consolidation de l’hégémonie du parti CNDD-FDD commence au lendemain des élections de 2010. Le parti présidentiel a profité d’une opportunité inespérée offerte par l’opposition qui a décidé de boycotter le cycle électoral, sous prétexte de fraudes massives du parti au pouvoir. Pendant cinq ans, les principaux partis de l’opposition sont restés en marge des institutions, laissant le champ libre au CNDD-FDD. Il a pu conforter sa mainmise non seulement sur le Parlement mais aussi sur l’administration locale et le monde rural.

A cela, il faut ajouter l’exil des plus importants politiciens d’opposition tels qu’Agathon Rwasa, Alexis Sinduhidje, Léonard Nyangoma, etc. L’hégémonie du CNDD-FDD a également été possible grâce à la « nyakurisation » de l’opposition. Ce terme désigne la stratégie d’exploitation des divisions des partis pour remplacer le leadership de ces derniers par des formations dissidentes proches du pouvoir.

Dernier acte de la monopolisation du pouvoir : la crise de 2015

La crise de 2015 a été le dernier acte de l’établissement de la suprématie du CNDD-FDD. Après celle-ci, ce parti s’est débarrassé de sa frange modérée, a poussé l’opposition dans l’exil, muselé la société civile, purgé l’armée et surveillé et terrorisé le monde rural avec sa milice, les Imbonerakure.

En décembre 2014, le gouvernement a créé une commission vérité réconciliation (CVR) pour un mandat de deux ans, limité aux crimes commis avant 2008, date de cessation définitive des hostilités avec le FNL-PALIPEHUTU. Elle opère sur la base d’une loi « non conforme aux normes internationales ».  Par ailleurs, une organisation locale engagée dans la protection de l’enfance a, au mois de juin 2017, tiré la sonnette d’alarme sur l’embrigadement idéologique des enfants par le parti au pouvoir, via des récits et des chansons biaisés sur les violences interethniques qui ont endeuillé le Burundi.

Quels scénarios pour le futur ?

Aujourd’hui, le Burundi est retourné 30 ans en arrière, à l’époque du parti unique, sans opposition et sans contre-pouvoir. Seuls le CNDD-FDD et ses partis satellites peuvent s’exprimer et agir. L’accord d’Arusha a été sournoisement démantelé par des manœuvres de coulisses dans l’indifférence quasi-totale des garants de l’accord. Le paradoxe est que ces garants appellent aujourd’hui à la préservation d’un accord alors qu’en pratique il n’existe plus. Le président Nkurunziza a les moyens aujourd’hui de supprimer de jure les limitations constitutionnelles qui l’empêchent de briguer un quatrième mandat et les principes de l’accord d’Arusha.

Le CNDD-FDD était parvenu à capturer le système politique et sécuritaire sans toucher aux quotas ethniques, il est fort probable que le président se débarrassera des limites du mandat présidentiel mais maintiendra les quotas ethniques. L’Union africaine et les Nations unies appellent au « strict respect de l’accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation » car cet accord est « le seul moyen de régler les différends politiques de manière pacifique et de trouver une solution durable à la crise ». En adoptant cette posture, ces organisations sont en retard sur la réalité de la crise burundaise.

 En 2017, la question n’est plus de savoir s’il faut ou non maintenir l’accord mais comment y revenir alors qu’une dictature est en place et a remisé au placard la paix définie au début de ce siècle. On voit mal comment les Burundais pourraient s’opposer à la révision constitutionnelle annoncée pour cette année autrement que par les armes et comment une dictature victorieuse pourrait préparer des élections inclusives, transparentes et régulières en 2020.

 

Synthèse de la note de Laurent-Désiré Sahinguvu et Thierry Vircoulon (réalisée par Honny Choua), disponible en intégralité via le lien suivant : www.ifri.org