AREVA
Les exploitations d’uranium au Niger. Source: areva.com

Le 26 mai dernier, la multinationale française de l’énergie nucléaire Areva a signé un accord avec l’État du Niger, renouvelant pour une durée indéterminée son contrat d’exploitation des mines d’uranium dans le pays. Le sous-sol du Niger septentrional, particulièrement dans la région de l’Aïr, au nord de la ville d’Agadès possèderait une des plus importantes réserves d’uranium au monde, faisant du Niger le quatrième producteur mondial de ce minerai, avec 7,5 % de la production totale. Areva, deuxième producteur mondial d’uranium, s’approvisionne à hauteur de 40 % dans ce pays, où elle est présente depuis l’indépendance et jouit d’une situation de quasi monopole. Pourtant, il fallut 18 longs mois de négociations chaotiques et un véritable bras de fer entre l’entreprise et le gouvernement nigérien, soutenu par la société civile locale, pour parvenir au nouvel accord d’exploitation.

Les négociations ont longtemps butté sur la volonté du gouvernement d’appliquer les dispositions du nouveau Code minier de 2006, relevant notamment la taxe sur les extractions minières de 5,5 à 12 %, en fonction du chiffre d’affaires. Malgré le fait que ce taux se rapproche des taxes versées par Areva au Canada (13 %) et au Kazakhstan (18,5 %), ses deux autres principales sources d’approvisionnement, Areva a longtemps freiné devant cette hausse, allant jusqu’à suspendre sa production dans l’une des mines nigériennes de décembre 2013 à février 2014 (officiellement pour cause de maintenance et de flou juridique – le contrat précédent étant arrivé à échéance –, mais faisant opportunément pression sur les négociations). La société civile locale a organisé des marches de protestation pour encourager son gouvernement à tenir tête à la multinationale, et dénoncer l’opacité des discussions engagées. Areva a finalement été contrainte de se plier à certaines des conditions nigériennes, acceptant par ailleurs de financer une partie de la « route de l’uranium » reliant Tahoua et Arlit (90 millions €), un programme de développement agricole (17 millions €), un immeuble pour abriter les sociétés minières (10 millions €), et d’embaucher des cadres dirigeants nigériens à la tête de ces dernières. L’ingénieur Abdoulaye Issa vient ainsi d’être nommé à la tête de la Somaïr.

La – relative – position de force du Niger dans ces négociations est une donnée nouvelle dans l’histoire de ses relations avec Areva, et son ancêtre la Cogema, historiquement en quasi monopole dans ce secteur. Comment expliquer ce récent – et partiel – affaiblissement du poids lourds français au chiffre d’affaire plus de quatre fois supérieur au budget nigérien ? Revenons d’abord sur les débuts de ce partenariat.

Un monopole historique français

Depuis les années 1970 et jusqu’en 2007, deux sociétés uranifères, la Somaïr (société des mines de l’Aïr) et la Cominak (Compagnie minière d’Akouta) ont eu le monopole de l’exploitation de l’uranium nigérien. Areva détient respectivement 63,6 et 34 % de leurs parts et y est actionnaire majoritaire ; l’État nigérien, à travers la Sopamin (Société de Patrimoine des Mines du Niger), y est actionnaire à 36 et 31 %. La majorité des 4500 tonnes de « yellow-cake » (uranium concentré et sous forme de poudre) extraites chaque année rejoint par la route le port de Cotonou, sur la côte béninoise à plus de 1000 km du lieu d’extraction, avant d’être exportée vers les usines françaises (notamment la Comurhex, filiale d’Areva disposant d’usines dans la Drôme et dans l’Aude, jusqu’à sa fermeture en février 2014), où elle est enrichie.

Le Niger, du fait de sa grande dépendance à l’uranium (qui représentait jusqu’à 50 % des recettes étatiques dans les années 1980 où l’uranium totalisait 80 % des exportations du pays), a longtemps vu sa liberté de négociation entravée face à cette omniprésence du partenaire français (qui ne payait jusqu’à présent aucune taxe à l’exportation ou taxes sur les matériaux et équipements par exemple et bénéficiait de nombreuses conditions préférentielles). Les présidents successifs ont eu peu de marge de manœuvre pour exiger un partenariat plus équitable avec Areva, l’État français jouant un rôle majeur dans la politique interne du pays en cette période post-coloniale. Si le renversement de Diori Hamani par le général Seyni Kountché en 1974 est avant tout dû à des causes internes, l’absence d’intervention française pour empêcher ce coup d’État prend ainsi tout son sens au regard des positions de plus en plus revendicatrices du premier président du Niger concernant les revenus de l’uranium. C’est Mamadou Tandja, président de 1999 à 2010 qui enclenche une refondation spectaculaire du marché nigérien de l’uranium. Suite à l’adoption du nouveau Code minier de 2006, il ouvre les permis d’exploitation à la concurrence, faisant passer le nombre de concessions minières de 6 en 2000 à 151 en 2011. À l’inverse, Mahamadou Issoufou, élu président en 2011 à la suite d’un coup d’État contre Tandja en 2010, présente un parcours plus francophile : il a fait ses études en France et été secrétaire général de la Somaïr ; proche de François Hollande, qu’il a régulièrement côtoyé au sein de l’Internationale socialiste, il lui a rendu plusieurs fois visite après son élection à la présidence depuis 2012. C’est lui qui a donné son accord pour la venue de l’armée française sur son territoire, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cependant, de nouvelles données viennent aujourd’hui fragiliser la position d’Areva et expliquent la teneur finale de l’accord de mai 2014.

Nouvelles pressions et concurrence : leviers de négociation pour le Niger

Depuis les années 2000 environ, Areva ne peut plus officier comme bon lui semble et doit prendre en considération un certain nombre de contraintes, réparties en trois piliers.

Le premier pilier est l’implication de la société civile, et notamment les représentants des travailleurs des mines et usines et les populations locales. Elle dénonce désormais haut et fort, avec le soutien d’ONG internationales comme Oxfam ou Greenpeace, la désastreuse dégradation de l’environnement (pollution, épuisement et contamination des nappes phréatiques, mauvaise gestion des déchets radioactifs) et des conditions de vie et de travail. Selon Greenpeace, les niveaux de radioactivité autour des mines seraient ainsi 100 fois supérieurs aux taux préconisés par l’Organisation mondiale de la santé. Une partie de ces demandes a été prise en compte dans le nouveau Code minier, et la part des bénéfices miniers reversée aux collectivités locales abritant les unités d’exploitation a été revalorisée à hauteur de 15 % (article 95). Mais les revendications restent fortes et les collectifs citoyens attendent impatiemment la publication des documents officiels de l’accord de mai, toujours repoussée. Ils reprochent entre autres au gouvernement de Niamey un insupportable délai dans le versement des redevances locales, en retard de plus de deux ans.

Mine d'uranium au Niger. Source: Jeune Afrique
Mine d’uranium au Niger. Source: Jeune Afrique

L’insécurité chronique constitue un second pilier de préoccupations pour l’exploitant français. Les rébellions touarègues récurrentes avaient dans l’ensemble épargné les installations minières ; Areva fut notamment accusée par certains de financer la cause irrédentiste en 2007-2009 afin de mieux affaiblir le gouvernement de Niamey lors des négociations de contrats. Dès 2007, Dominique Pin, alors responsable d’Areva au Niger, est accusé de soutien aux rebelles du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ) et expulsé par le gouvernement. Areva soulève aussi la polémique en embauchant d’anciens rebelles touaregs pour la protection de ses sites miniers. Mais le personnel local d’Areva a été frappé par des enlèvements, malgré un doublement des dépenses de sécurité entre 2008 et 2010 : très bref en 2008 avec une attaque du MNJ ; beaucoup plus spectaculaire en septembre 2010 avec une prise d’otage commanditée par AQMI à Arlit. Parmi les sept otages se trouvaient un employé d’Areva et son épouse, et cinq travailleurs de la société Sogea-Satom (filiale du groupe Vinci, sous-traitant pour Areva). Ils furent relâchés en octobre 2013, après trois ans passés dans la partie malienne du massif des Ifoghas. En mai 2013, la fragilité du dispositif est à nouveau démontrée par un double attentat, revendiqué par le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest), qui endeuille les villes d’Arlit et Agadès. L’insécurité, alimentée par la crise malienne et les trafics, demeure latente dans la région, toujours classée « rouge » sur le site du ministère des Affaires étrangères français.

Troisièmement, le marché local de l’uranium a subi de fortes évolutions qui entravent désormais la liberté d’action d’Areva. Au Niger même, si Areva conserve – et de loin – sa position dominante sur l’exploitation des ressources uranifères, de nouveaux acteurs internationaux se sont fait une place :

  • Les Chinois (China National Nuclear Corporation), présents à travers la Sonima, société des mines d’Azelik, troisième société après la Somaïr et la Cominak. L’attribution de cette mine, qui a commencé à fonctionner en 2011 est parfois perçue comme un « lot de consolation » pour les investisseurs chinois qui espéraient obtenir l’exploitation d’Imouraren, finalement acquise par Areva. La Chine a d’immenses besoins en uranium et veut, dans le cadre de sa transition énergétique, porter le nucléaire de 2,5 à 6 % de son électricité. Les Chinois sont désormais le deuxième partenaire commercial du Niger derrière la France.
  • Les Canadiens (Homeland Uranium Inc.) ont obtenu le permis d’exploitation de Madaouella, autrefois attribué à la Cogema mais revenu dans le domaine public faute d’exploitation.
  • Dans une moindre mesure, sont également présents dans les sociétés d’exploitation les Coréens (possession d’une part d’Imouraren SA), les Japonais et les Espagnols (détenteur de 25 et 10 % de la Cominak, via Overseas Uranium Resources Development et Enusa Industrias Avanzadas).

Au-delà du cercle des exploitants, encore relativement restreint, la prospection a connu un véritable boom : des compagnies plus modestes, de plus en plus nombreuses, obtiennent les permis émis par le gouvernement avant de les céder avec plus-values à des multinationales une fois les gisements localisés. On compte alors dans les partenaires économiques du Niger, outre les mastodontes du secteur, l’Inde, les États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, l’Australie, ou encore l’Afrique du Sud. Cette multiplication des interlocuteurs du gouvernement nigérien pour la mise en valeur de son riche sous-sol uranifère joue en défaveur d’Areva, obligée de signer des contrats dans des termes qui lui sont moins outrageusement bénéfiques, avantageant un peu plus le Niger et ses populations.

Areva : une position économique encore solide

En dehors des frontières nigériennes, le marché international de l’uranium subit de profonds bouleversements. Après un effondrement de ses cours dans les années 1970, en parallèle de la crise pétrolière, l’uranium s’est vu revalorisé dans les années 1990 avec une fièvre spéculative autour de son prix « spot » (utilisé uniquement pour les transactions à court terme et donc indépendant des contrats de long terme). Cependant, la catastrophe nucléaire de Fukushima, en mars 2011 a lourdement pesé sur le marché de l’uranium, en provoquant notamment l’annonce de sortie du nucléaire de quatre pays européens (Allemagne, Suisse, Belgique, Italie) ; 50 réacteurs seraient toujours provisoirement arrêtés au Japon. Malgré tout, on peut affirmer que l’uranium a encore de beaux jours devant lui. En 2010, un peu plus de 400 réacteurs nucléaires destinés à la production d’électricité sont en activité dans le monde, et 450 nouveaux réacteurs sont prévus avant 2030 (notamment en Chine, Russie, Afrique du Sud et Inde), tirant les prix de l’uranium et la demande en approvisionnement vers le haut.

4426369_3_72dd_le-niger-et-areva-ont-signe-un-accord-sur-le_25855522310ba6ba0b5f8e0e954188e0
Mine d’Areva au Niger. Source: Le Monde.

En France même, 75 % de l’électricité produite par le pays provient du nucléaire. Cette part pourrait chuter à 50 % à l’horizon 2025, si les engagements du président Hollande dans le cadre de la transition énergétique sont tenus. Cependant, la France est loin de se retirer de la filière nucléaire qui représente pour elle 2500 entreprises en 2011, 220 000 salariés, et 46 milliards € de chiffre d’affaire (dont 5,6 à l’exportation). Le ministère du Développement durable français prévoit l’embauche de 110 000 personnes supplémentaires avant 2020. L’export est privilégié, notamment vers l’Inde, la Chine et le reste de l’Europe.Areva, appartenant pour 87 % à l’État français, a donc encore de beaux jours devant elle. Elle a réalisé en 2012 plus de 9 milliards € de chiffre d’affaire, dont 1,36 en activités minières, et ces montants sont en hausse (le bénéfice opérationnel la même année était de 118 millions €). Elle a récemment conclu des contrats majeurs afin de fournir en uranium les Émirats arabes unis, la Pologne, les États-Unis et la Chine ; un accord renouvelant pour le long terme l’approvisionnement d’EDF par Areva a par ailleurs été conclu en février 2012. Si dernièrement certains éléments entravent la pleine puissance du groupe (ses approvisionnements en Centrafrique et en Namibie sont ainsi gelés, ceux de Mongolie ne sont pas exploitables avant une décennie), Areva bénéficie toujours d’une place dominante sur le marché mondial de l’uranium, ce qui lui laisse un ascendant confortable lors de négociations de contrats.

Imouraren : la mine de tous les enjeux

Un immense gisement d’uranium, susceptible, si les estimations fournies par Areva sont justes, de produire 5000 tonnes par an pendant une trentaine d’années, doubler la production totale nigérienne et placer le Niger au second rang des pays producteurs, attend d’être exploité. Areva a emporté en 2009 ce juteux contrat d’Imouraren, après une âpre négociation et l’intervention de la diplomatie française et du président Nicolas Sarkozy.

Mais l’entreprise n’a aujourd’hui toujours pas démarré la mise en valeur du site, allant à l’encontre du Code minier de 2006. Ce retard est dû d’abord à l’endettement du groupe, en recherche de nouveaux actionnaires, et au besoin prioritaire de sécuriser le chantier, désormais étroitement surveillé par des hommes en armes. Mais surtout, les hésitations d’Areva sont liées au fait que cette production massive inonderait le marché et risquerait de faire immédiatement chuter les cours internationaux, ce qui défavoriserait ses exploitations du Kazakhstan et du Canada. Le démarrage de l’exploitation d’Imouraren était l’un des points d’achoppement des négociations du nouveau contrat de 2014. Si aucun calendrier précis n’a encore été arrêté, Areva pourrait ouvrir en 2016 cet immense site à ciel ouvert de 200 km², pour lequel elle a déjà engagé plus d’1,2 milliards € d’investissements initiaux. Imouraren SA, créée en 2009, appartient à 66,65 % au groupe français, 23,35 % à la Sopamin et 10 % à l’État du Niger.

L’ouverture de ce site, doublée à la réévaluation des redevances minières versées par le géant uranifère français, est une promesse de rente supplémentaire pour le Niger, qui profite finalement peu de ses richesses : malgré le fait que l’uranium représentait en 2010 plus de 70 % de ses exportations, il ne concourait au PIB du pays qu’à hauteur de 5,8 %. En définitive, si l’affaiblissement d’Areva dans l’exploitation de l’uranium nigérien est relatif, il permet aujourd’hui d’envisager une meilleure maîtrise par le gouvernement des bénéfices du secteur et de financer le développement du pays, qui occupe désormais la toute dernière place du classement IDH du PNUD.

Camille Niaufre