L’Afrique, longtemps perçue comme un continent « perdu » ou marginal, est, depuis une décennie, considérée comme un continent d’avenir, « une nouvelle frontière », un « relais de croissance ». Ses bonnes performances économiques et l’accroissement du nombre de consommateurs potentiels ont attiré l’attention des investisseurs. Cet optimisme vis-à-vis du continent trouve notamment son origine dans un rapport de la Banque africaine de développement (BAD), paru en 2011, qui identifie un groupe de « classes moyennes » de 300 millions d’individus. Mais ces chiffres et l’usage inflationniste de la notion « d’émergence » des classes moyennes africaines doivent être considérés avec prudence et appellent à des clarifications.

Le revenu des classes moyennes :
un indicateur partiel et largement illusoire

La définition des « classes moyennes » africaines ne fait en effet pas consensus. Elle est le plus souvent basée sur la capacité à consommer des individus mais ce parti pris pose problème.

Pour les institutions internationales (la Banque mondiale par exemple), les individus appartenant à la classe moyenne ont un revenu par tête et par jour de 12 à 15 $ PPA. Avec cette définition cependant, l’Afrique subsaharienne reste en marge puisque seuls 32 millions d’individus entrent dans la catégorie. Cette définition ne rend donc pas compte des dynamiques sociales et économiques qui permettent à des populations plus modestes d’émerger. C’est pourquoi la BAD a créé un indicateur plus « local », supposé refléter l’émergence d’une « petite » classe moyenne africaine, avec des revenus allant de 2 à 20 $ par jour et par personne (PPA), soit 300 millions d’Africains.

Cette catégorie reflète mieux les dynamiques d’enrichissement à l’œuvre sur le continent mais reste problématique car la fourchette est très large et les situations socio-économiques extrêmement variées. Par ailleurs, en créant la notion de « classe moyenne flottante » (de 2 à 4 $/j/pers.), la BAD intègre à la catégorie « classe moyenne » des individus tout juste sortis de la pauvreté et dont la situation reste très précaire. C’est d’ailleurs ce groupe qui est quantitativement le plus important et qui, selon les projections de la BAD, est amené à connaître l’expansion la plus rapide au cours des prochaines années.

Des chercheurs préfèrent alors parler de « petite prospérité » plutôt que de classes moyennes. Cela permet de ne pas calquer les dynamiques des pays occidentaux ou émergents au continent africain et de garder à l’esprit que les pratiques de ces classes moyennes africaines sont très particulières. Il s’agit en effet essentiellement de classes « en tension », qui luttent pour conserver leur statut économique et ont recours à des stratégies variées telles que, en particulier, la mise en œuvre d’activités informelles pour compléter leurs revenus.

L’approche économique donne donc l’illusion d’un groupe stabilisé alors que les tensions et les risques de déclassement sont au cœur du quotidien des classes moyennes africaines. C’est pourquoi une approche par les pratiques plutôt que par les revenus semble plus à même de rendre compte de la réalité du groupe « classes moyennes » en Afrique.

Approcher les classes moyennes par leurs pratiques

Les classes moyennes africaines s’auto-définissent souvent comme appartenant au « milieu ». On note que cette auto-définition se fait en creux : ils se disent « ni riches ni pauvres ». Les plus riches apparaissent comme une classe occidentalisée consumériste, voire « bling-bling », qui s’oppose aux pratiques de frugalité des classes moyennes qui, si elles apprécient de consommer, doivent gérer leur budget au plus juste. Les classes moyennes s’opposent également aux plus pauvres, parce qu’elles ont atteint une certaine autonomie (moins de recours à l’entraide familiale par exemple) et mangent à leur faim. Ce rapport à la nourriture est d’ailleurs un critère essentiel mis en avant dans les interviews pour se définir comme classe moyenne.

Les classes moyennes africaines mettent en place des stratégies pour se prémunir du déclassement et permettre une évolution sociale à leurs enfants. On note ici qu’un certain optimisme et un espoir dans l’avenir (au moins pour les enfants) sont une autre caractéristique essentielle de ce groupe. La « tension » principale se joue sur la nécessité de maintenir le foyer hors de la précarité tout en lui donnant les moyens d’atteindre ses objectifs d’ascension, avec des ressources limitées.

La stratégie la plus courante est la multiplication des activités : en plus d’une activité formelle qui apporte un statut et des avantages sociaux, les classes moyennes ont des « business » plus informels qui permettent de compléter les revenus et d’en diversifier les sources. Ce multipositionnement dans des « milieux » différents est également un élément structurant du groupe. Les revenus ainsi créés permettent d’investir dans l’éducation des enfants, dont le nombre est de plus en plus limité.

Les classes moyennes africaines, et en particulier urbaines, donnent plus d’importance à la famille nucléaire qu’à la famille élargie et aux solidarités traditionnelles. Cela n’implique cependant pas une individualisation « à l’occidentale » des pratiques : les parents aident les enfants (qui restent célibataires plus longtemps, par souci d’économie). Ils aident également toujours le reste de la famille (frères et sœurs par exemple) mais sélectionnent leur aide. On note par ailleurs une recomposition des solidarités, sur des bases nouvelles : clubs, associations professionnelles et églises (en particulier les « nouvelles » églises protestantes évangéliques, qui accueillent beaucoup de nouveaux convertis en rupture avec la confession habituelle de leur famille).

Les classes moyennes sont donc pour la plupart dans des situations « tendues », parfois précaires et elles usent de toutes les stratégies et de toute leur énergie pour sécuriser leur position. Cela implique que, contrairement à l’idée commune, l’émergence des classes moyennes n’est pas directement un facteur d’amélioration des situations politiques : elles sont peu investies en politique, secteur qui apparaît trop aléatoire et chronophage, si ce n’est franchement risqué.

Une consommation sous contrainte

En nous penchant sur les pratiques de consommation, nous notons que celles-ci se font essentiellement « sous contrainte ». Les budgets sont serrés et calculés très précisément. La consommation dans les malls, un dîner au restaurant, restent des « extras » rares et planifiés. Pour valoriser les revenus, les ressources du foyer sont mutualisées, en particulier quand un enfant adulte actif et célibataire habite, par mesure d’économie, chez ses parents.

Malgré ces budgets limités, les classes moyennes se caractérisent par leur pratique d’épargne. Certaines le font en banque et presque toutes au sein de structures traditionnelles de type « tontine ». Ces deux modes ne s’excluent pas, comme c’est la règle pour les classes moyennes.

L’optimisation des achats se lit particulièrement pour les dépenses liées à la nourriture. Là aussi, les achats « multi-modaux » sont de mise. Les fruits et légumes frais sont achetés de manière hebdomadaire ou bi hebdomadaire dans des marchés choisis pour la compétitivité de leurs prix. Les matières non périssables sont achetées tous les 15 jours ou tous les mois et en grandes quantités, souvent dans des épiceries spécialisées dans la vente en gros. Les classes moyennes, plus mobiles que les pauvres, n’hésitent pas à faire de longs trajets pour optimiser leurs achats.

Les supermarchés, dans les pays où ils sont bien implantés, sont des lieux perçus comme chers (même si ce n’est pas forcément le cas par rapport aux marchés) et restent largement des endroits où l’on achète des « extras » ponctuels.

Certains supermarchés, en Afrique de l’Est et en Afrique du Sud, ont cependant diversifié leur offre et proposent certains produits de base (huile, riz, etc.) en grande quantité. Ils peuvent alors remplacer les épiceries de gros habituelles. Les achats de technologie sont, eux, souvent effectués dans des marchés de seconde main ou, pour les plus chanceux, commandés auprès de proches à l’étranger.

L’urbanisation et la multiplication des supermarchés et des malls ont conduit à modifier les habitudes alimentaires (déjeuners à l’extérieur, consommation nouvelle de fromage en Afrique du Sud). Cependant, pour beaucoup d’interviewés, et selon les pays, les supermarchés restent des lieux « étrangers », réservés aux riches : essentiellement des lieux de dépenses perçues comme inutiles. L’appropriation de ces lieux par les classes moyennes a été faite dans certains pays (Afrique du Sud, Kenya, Côte d’Ivoire) mais reste limitée dans d’autres pays comme l’Éthiopie, qui compte peu de supermarchés. Une certaine défiance existe donc vis-à-vis de lieux de consommation perçus comme importés.

Cette même défiance existe vis-à-vis des classes les plus aisées, considérées comme dépensières et inutilement ostentatoires. C’est d’abord la frugalité qui caractérise l’essentiel des classes moyennes africaines. Il serait cependant faux d’affirmer que les classes moyennes seraient déconnectées de ces consommations ostentatoires et, en particulier, des lieux de consommation des riches, tels que les malls. L’analyse ne doit pas se porter sur la fréquentation mais, une fois encore, sur les usages. Ainsi, quand un Éthiopien aisé consommera à la terrasse du café d’un mall après être allé au cinéma, un jeune de la classe moyenne, qui aura vu le même film, s’offrira le plaisir d’une pâtisserie à emporter : il n’a pas forcément les moyens ni l’envie de s’attabler et, par ailleurs, son usage du mall est conditionné aux transports en commun, ce qui l’empêche de s’attarder.

Les classes moyennes sont donc bien des populations de « l’entre-deux ». Cet entre-deux définit évidemment leur capacité économique mais aussi, bien au-delà, leurs pratiques quotidiennes, entre activités formelles et informelles, entre pratiques d’économies et « extras » occasionnels. Plus qu’un statut économique ou social défini et figé, ce sont ces pratiques, dynamiques et souvent en tension, qui les définissent. Elles ne sont pas exemptes de contradictions mais elles disent bien l’extraordinaire plasticité de ces nouvelles « classes » africaines et sont – peut-être – constitutives d’une identité en construction.

Lire l’étude dans son intégralité

Clélie Nallet

Clélie Nallet est chercheur associé au LAM (Les Afriques dans le Monde Science Po Bordeaux) et consultante. Actuellement rédactrice en chef adjointe de la revue Secteur Privé & Développement de Proparco, son expertise porte sur les transformations socio-économiques africaines, les classes moyennes, et les aspects sociaux du développement. Elle a consacré sa thèse de doctorat à l’étude des « classes moyennes » éthiopiennes et travaille depuis 2010 au sein du groupe de recherche « classes moyennes africaines » de LAM.