Avec une croissance annuelle du PIB de l’ordre de 8 % depuis 2012, la Côte-d’Ivoire semble renouer avec une relative prospérité. Après plus d’une décennie troublée, Abidjan apparaît de nouveau comme la vitrine d’une Afrique en pleine expansion capable de générer ce groupe social qui cristallise tant d’intérêts et d’espérances pour le continent : la classe moyenne. Celle-ci proliférerait dans une ville qui semble se métamorphoser pour mieux la courtiser, lui offrant notamment de nouvelles opportunités de consommation. A partir d’une enquête de terrain réalisée au sein de centres commerciaux abidjanais, Clélie Nallet examine concrètement la tangibilité de cette dite « nouvelle classe moyenne africaine » à travers l’analyse des pratiques de consommation qui lui sont associées.

Une renaissance des classes moyennes ivoiriennes ?

Les classes moyennes ivoiriennes ne constituent pas une idée nouvelle. En effet, des groupes sociaux intermédiaires ont émergé de manière significative durant les années suivant l’indépendance. Sous la férule de Félix Houphouët-Boigny, la Côte-Ivoire connait jusqu’à la fin des années 1970 une stabilité politique couplée à une croissance économique importante. Ce sont les « 20 Glorieuses ». Cette conjoncture profite alors à certains groupes sociaux qui bénéficient d’une ascension sociale remarquable. A côté d’une bourgeoisie d’Etat, des catégories intermédiaires se forment à la faveur de l’urbanisation, d’une fonction publique pourvoyeuse d’emplois et d’un cours élevé des matières premières agricoles. Très hétérogène, cette catégorie intermédiaire qui représente environ 30 % de la population ivoirienne de l’époque, est composée aussi bien de cadres du secteur tertiaire, d’enseignants et de certains commerçants. Leur grande hétérogénéité fait que l’on a du mal à les nommer. Elles sont désignées localement par l’expression : les « en-haut des en-bas et des en-bas des en-haut ».

La chute des cours mondiaux de matières premières agricoles, la crise de la dette extérieure et les ajustements structurels imposés par les organisations de Washington ont toutefois grippé ces dynamiques d’ascension sociale à partir de la fin des années 1970. Avec la remise en cause de la place de l’Etat, le pouvoir d’achat des fonctionnaires diminue de 39 % entre 1978 et 1983 tandis que le PIB par habitant ne cesse de décliner jusqu’en 1993. L’accès au logement en ville, généralement considéré comme l’un des socles du développement de la classe moyenne car libérant des revenus susceptibles d’enclencher une stratégie viable d’accumulation de capitaux économiques, est également devenu de plus en plus difficile à cause notamment du désengagement de l’Etat et de la frilosité des banques et des bailleurs internationaux à accorder des prêts immobiliers. Si la création de richesses reprend certes par la suite, les dynamiques de mobilités sociales n’ont alors plus grand-chose à voir avec les « 20 Glorieuses », ne serait-ce qu’à cause de la période d’instabilité politique qui débute avec le coup d’Etat militaire de 1999. Ce sont en effet surtout les classes moyennes supérieures qui vont jouir des fruits de la croissance.

Avec l’élection d’Alassane Ouattara en 2011 et la mise hors-jeu de son concurrent Laurent Gbagbo, l’économie ivoirienne semble repartie. En effet, depuis 2012, le salaire minimum a presque doublé, les emplois publics ont augmenté et les revenus des planteurs sont en hausse. Dès lors peut-on dire que la Côte-d’Ivoire renoue avec une économie solide qui permet à un groupe relativement diversifié d’emprunter des trajectoires d’ascension sociale ?

En dépit d’une forte croissance, les inégalités demeurent très élevées. Près de la moitié des Ivoiriens vivent sous le seuil de pauvreté tandis que l’étendue démographique de la classe moyenne ivoirienne fait débat. Alors que la BAD estime qu’aujourd’hui 37 % des Ivoiriens font partie de la classe moyenne, une autre étude révèle qu’elle ne représente que 26,4 % de la population, dont moins des deux-tiers vivent à Abidjan. De plus, certaines études soulignent les très fortes disparités qui traversent la classe moyenne ivoirienne en matière économique, sociale, culturelle et politique. C’est pourquoi il convient donc d’aller au concret pour appréhender cette catégorie sociale si difficile à saisir. Cette étude part de lieux qui sont conçus pour ces classes moyennes afin d’évaluer les dynamiques socio-économiques qui s’y jouent.

Nouveaux lieux et pratiques de consommation

L’enquête s’est déroulée dans deux nouveaux centres commerciaux d’Abidjan, situés dans les quartiers de Marcory et de Palmeraie, respectivement ouverts en 2015 et en 2017, où l’on retrouve un supermarché, une galerie marchande offrant des biens et des services, et un espace de restauration/détente. Ces deux centres commerciaux visent expressément les « classes moyennes ».

Grandes tendances

Au sein de l’échantillon étudié (35 consommateurs), l’âge moyen est de 35 ans. On trouve une proportion un peu plus élevée de femmes que d’hommes et un ensemble hétérogène de situations socio-professionnelles, bien que l’on retrouve plus souvent des salariés du privé. Enfin, les enquêtés se caractérisent par un haut niveau scolaire (31 ont réalisé des études supérieures) et une grande capacité de mobilité à l’international (la moitié a déjà voyagé en Europe ou aux Etats-Unis).

Concernant les revenus mensuels des ménages, la fourchette est très étendue : elle va de 362 $ à 9050 $ pour une moyenne de 1169 $. Ces revenus comprennent à la fois les revenus officiels (salaires, traitements…) mais également d’autres revenus complémentaires issus de l’immobilier, de plantations…. A titre de comparaison, les revenus de l’échantillon sont tous au moins plus de trois fois supérieurs au revenu minimum ivoirien. Si l’on compare ces données avec les bornes de revenus des ménages choisis par une précédente étude pour définir financièrement la classe moyenne en Côte-d’Ivoire (c’est-à-dire entre 181 et 907 $), l’échantillon est ici majoritairement au-dessus. La plupart des enquêtés se définissent néanmoins comme membres de la classe moyenne.

Des capacités économiques significatives et des pratiques de consommation composites

En dépit de leurs différences sociales et financières, tous sont capables de consommer, d’épargner et prendre en charge des proches sans sacrifier l’un ou l’autre de ces postes de dépense. De la même manière, ils jouissent d’un temps libre qu’ils dépensent dans une multitude d’activités.

Les dépenses relatives aux achats domestiques varient entre 108 et 724 $, pour une moyenne de 312 $. Néanmoins, les achats de sont pas centralisés en un seul lieu. Selon les besoins et les prix, les enquêtés vont alternativement au marché, au supermarché ou dans les commerces de proximité. Le supermarché est généralement perçu comme un lieu où l’on trouve des produits de qualité, frais, divers tout en étant un lieu plutôt agréable. Mais en réalité, les consommateurs ont différents usages du supermarché.

Les différents groupes de consommateurs

  • Le premier groupe, ceux qui picorent, est composé des consommateurs disposant des revenus les plus bas de l’échantillon, (revenus inférieurs à 732 $ par mois). S’ils viennent régulièrement, ils n’y font pas leurs courses principales. Ils seraient d’ailleurs bien limités pour transporter leurs marchandises puisqu’ils ne disposent pas de voiture personnelle. Ils choisissent donc avec parcimonie les biens qu’ils achètent même s’ils cèdent parfois à la tentation de certains plaisirs, comme un café en terrasse ou un repas, leur permettant d’apprécier l’atmosphère qui se dégage du centre commercial. Ils ont cependant intériorisé l’idée que certaines parties du centre commercial ne sont pas « faites pour eux », même si dans l’absolu leur budget leur permettrait éventuellement d’y acheter quelque chose. C’est pourquoi ils « picorent » là où ils se trouvent légitimes à le faire, en choisissant méticuleusement les biens qui pourraient leur convenir tout en faisant l’essentiel de leurs achats ailleurs, notamment au marché.
  • Ceux qui font leurs courses constituent l’une des deux catégories de consommateurs à revenus élevés. Ils viennent régulièrement au supermarché afin de répondre à l’ensemble de leurs besoins domestiques. Ils trouvent en effet que le centre commercial offre le maximum de choix ainsi que de la meilleure qualité. Ce jugement est bien souvent fait à l’aune d’expériences similaires dans les pays du Nord ce qui dénote une capacité, ne serait-ce que financière, de se déplacer et de consommer. Cette caractéristique permet de les classer parmi les catégories les plus aisées.
  • Les habitués/ritualisés désignent l’autre catégorie de consommateurs à hauts revenus. Ce sont ceux qui fréquentent assidûment le centre commercial, essentiellement pour profiter des services de restauration (café, fast-foods…). Le centre commercial s’est véritablement intégré à leur vie quotidienne.

Conclusion

Cette note montre qu’au sein des centres commerciaux, le public est plus large que celui qui officiellement visé. On remarque en effet la présence des groupes au niveau de vie très élevé, parallèlement à d’autres groupes qui pourraient éventuellement correspondre à ce que l’on appelle les classes moyennes. La taille et la présence des classes moyennes est donc à nuancer, y compris là où on aurait pu penser qu’elles seraient susceptibles d’être en masse. La note vient en outre confirmer que la cohérence des classes moyennes relève avant tout d’une construction abstraite que de caractéristiques intrinsèques. Force est de constater la grande diversité des comportements au sein des catégories intermédiaires qui, si elles bénéficient certes d’un certain enrichissement, demeurent toujours fragmentées.

 

Synthèse de la note de Clélie Nallet (réalisée par Luc-Yaovi Kouassi), disponible en intégralité via le lien suivant : www.ifri.org